La Grande Table Culture - Olivia Gesbert / France Culture

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L’écrivaine Jeanne Benameur déroule sa langue poétique au service du silence de la convalescence dans son dernier roman, « La patience des traces ». Une écriture de la guérison, entre psychanalyse et poésie… Elle est notre invitée aujourd’hui.

Remarquée pour son roman Les Demeurées (1999, Prix Unicef), Jeanne Benameur s’est peu à peu distinguée par sa plume poétique. Ses romans psychologiques sont traversés de thèmes existentiels tels que la vie, la mort, le désir, l’exil ou soi. En sondant les failles de l’intime, l’écrivaine décrit des trajectoires et des mouvements de vie dans l’espoir de créer des œuvres consolatrices : vous ne serez jamais seul avec un livre, dit l’adage, encore moins avec un livre de Jeanne Benameur.

Dans son dernier roman, La Patience des traces (Actes Sud, 2022), la romancière s’est intéressée au personnage d’un psychanalyste, Simon Lhumain, sur le point de quitter sa vie et de partir. Jeanne Benameur explique être elle-même : « une fille qui part souvent. Je crois que j’ai besoin, de façon absolue, de retrouver le regard neuf périodiquement. Partir, c’est ça : c’est tenter de retrouver un regard neuf sur le monde, sur la relation que je peux avoir avec le monde. Je peux partir en écriture, partir dans d’autres pays. J’ai différents départs. Partir fait partie de moi. Parfois, il y a de la perte, et je le sais. Alors, parfois, je fais le choix de la perte pour un mouvement de vie. »

Lorsque le bol fétiche de Simon s’écrase en morceaux sur le sol de sa cuisine, les fantômes de son passé s’en échappent pour revenir le hanter. Parti vers le paradis tropical que sont les îles japonaises de Yaéyama, celui « qui a toujours tenu la place de celui qui se tait », a enfin le privilège d’échapper aux voix et aux mots de ses patients afin de se plonger dans le silence de la maison d’hôte de Madame Ito, collectionneuse de tissus anciens, et de son mari, céramiste initié à l’art ancestral du kintsugi (jointure d’or). S’il se concentre bien dans cet environnement, Simon parviendra-t-il à entendre les fantômes de son passé ressurgir des plaies mal cicatrisées de son adolescence ?

Simultanément, Jeanne Benameur fait paraître un recueil de poésies très personnelles, Le pas d’Isis (Bruno Doucey, 2022), dans lequel elle revient sur son enfance et raconte le déracinement violent vécue par sa famille arrachée à l’Algérie, puis l’exil successif en France. De l’Algérie, Jeanne Benameur aimerait seulement « revoir la tombe de [s]a grand-mère », pour le reste, il est peut-être encore un peu trop tôt.
Le Pas d’Isis est aussi un recueil qui raconte l’histoire d’amour entre une femme et les mots ; l’histoire de celle qui a trouvé sa voie et sa place au monde dans à travers les signes, dans l’alphabet, dans « un trésor secret », « qu’aucun poignard n’atteindrait jamais ». Elle développe ainsi : « Il y a des moments où j’accepte l’ensemble de la vie, et puis d’autres moments où les doutes me submergent. L’écriture est quand même une sacrée barque pour traverser. Je me fie totalement à l’écriture. Des peurs, j’en ai eu beaucoup. Quand j’étais petite, j’ai eu une grande terreur sur laquelle il a fallu que je revienne. L’écriture permet de donner forme. Le pire c’est quand la peur n’a pas de forme. L’écriture permet au moins de la circonscrire, donc de laisser de la place autour pour respirer. »



Par Olivia Gesbert

Le 22 février 2022

Poème
de l’instant

Jean-Louis Rambour

33 poèmes en forme de nouvelles (ou l’inverse)

Il arrive fréquemment que les hommes aient peur des chevaux. Certains jouent les indifférents, d’autres ne cachent pas leur inquiétude. Pégase, le cheval divin, avait des ailes d’ange à faire peur. Incitatus avait une écurie de marbre, une mangeoire en ivoire, à faire peur. Sur la tombe de son cheval, Alexandre fonda la ville de Bucéphalie et provoqua peur et questionnement. Mais là, là, dans ce champ jaune, il s’agit de retourner les terres les plus empierrées, car tout le monde ne possède pas encore son Massey Ferguson. Auquel on ne prête ni ailes ni ombres.

Jean-Louis Rambour, 33 poèmes en forme de nouvelles (ou l’inverse), Cahiers du Loup bleu, Les Lieux-Dits, 2020.